25 Avril 2014
LE DESSIN comme une lutte
Comme un cuisinier ou un chef étoilé travaillant ses produits, les designers et frères Bouroullec abordent les techniques et les matériaux comme des goûts, des saveurs
qu’ils travaillent pour révéler une culture non-écrite, une connaissance de l’objet plutôt inconsciente, difficile à formuler, à circonscrire, chacun ayant sa propre culture des objets presqu’indéfinissable, des cordes sensibles à des matériaux –le bois, le plastique, le métal- auxquels il réagit comme à des Madeleines de Proust…
Quatre projets à la Design Week de Milan.
Paris après Milan, les frères Bouroullec reçoivent dans leur atelier du 10è arrondissement le temps de faire découvrir leurs dernières réalisations dont les quatre projets présentés à la Milan Design Week 2014 : « Uncino », une collection de chaises en bois pour la société italienne Mattiazzi, « Officina », une collection de tables aux pieds en fer forgé –dont la géométrie nouvelle permet de supporter des plateaux de différentes tailles et matériaux- pour la marque italienne Magis, « Diapositive », un ensemble de meubles en verres édités par Glas Italia et enfin « Canal », « Moraine » et « Gravel », une collection de tissus 3D pour la société danoise de tissus d’ameublement Kvadrat, récompensée par le prix Elle Decoration International Awards (EDIDA 2014).
L’étonnante créativité des frères Bouroullec.
Elle repose sur une méthode de travail très particulière : un binôme fraternel dont la complémentarité cache une confrontation parfois douloureuse des idées pour élaguer, simplifier, éliminer le superflu ; un va et vient incessant entre les modélisations 3D, les maquettes, les ébauches en pâte à modeler et les croquis. Au cœur de ce dispositif, le dessin est présent à toutes les étapes du projet : ponctuation, ouverture, divagation, énergie, le dessin refaçonne sans cesse la forme pour préserver la dimension intuitive de l’objet fini. Se perdre dans le dessin, l’ébauche tremblante pleine d’incertitude, pour mieux toucher au but. « Leur nature délicate et incomplète laisse s’exprimer des saveurs particulières qui sont nécessaires pour lutter contre l’hyper-rationalité parfois aveuglante de l’industrie », disent-ils. Au début, au milieu et à la fin des projets, les dessins forment une boucle, traduisent des obsessions, des abstractions ; des figures humaines s’en échappent et leur rapprochement fait parfois naître une nouvelle idée « que nous nous empressons de dessiner ».
Le lustre Gabriel au Château de Versailles : une œuvre contemporaines aux milliers de cristaux qui illustre la « culture du matériau » des deux frères Bouroullec.
Pour eux le rôle de designer serait de révéler une « culture du matériau » et de ses techniques de mise en œuvre, des émotions assez intimes liées au détail de l’objet et de sa fabrication, touchant à l’universel.
Un exemple parfait de cette démarche est sans doute le lustre Gabriel qui a pris place au château de Versailles le 11 novembre 2013. Cette œuvre contemporaine réalisée par Swarovski, illumine de façon permanente l’escalier à double révolution conçu en 1772 par Jacques-Ange Gabriel. Le lustre est formé de trois cordes, chacune constituée de centaines de blocs de cristal illuminés par des LEDs qui diffusent une lumière tamisée. Ces immenses lignes souples forment un dessin organique régi par les lois de la pesanteur que chacun peut appréhender différemment et progressivement en empruntant les deux volées de marches de l’escalier. Le cristal assure un lien avec le passé puisque, historiquement, l’ensemble des lustres de Versailles ont été confectionnés avec ce matériau. Il se fond avec l’histoire tout en apportant une contemporanéité visionnaire. « Comme les chandeliers qui supportaient des milliers de petites sources lumineuses sous formes de chandelles, le lustre Gabriel est rempli de LEDs de l’ordre de 10000 minuscules sources lumineuses et apporte une lumière extrêmement douce et enveloppante qui répond bien à la qualité de la pierre, des murs et qui semble très proche de ce que provoquaient des milliers de chandelles » expliquent les Frères Bouroullec. « Tout le monde voit plus ou moins dans ce chandelier quelque chose de l’ordre d’un collier ; ils le comprennent : ça a le tomber naturel d’un collier. Ensuite ils ne savent pas trop ce que c’est, mais leur œil, leur mémoire, au fond de leur esprit, leur dit… « c’est du cristal et dans la Galerie des Glaces, il y en a partout… » On ne cherche pas forcément à faire plaisir aux gens, mais à créer des choses qui soient suffisamment, non pas intemporelles, mais dans un temps relativement long, capables de dépasser l’air du temps. »